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Petit huis clos dans ma tête

MARS

Le téléphone sonne.

C’est ma sœur.

« C’est papa. Il s’est pendu. »

Silence. J’ai le souffle coupé. C’est l’incompréhension. Non, je ne veux pas le croire.

« Il est mort ?

-Oui »

C’est bizarre ce besoin irrépressible de se faire confirmer l’information. Cet espoir infime que la réponse change, d’avoir mal compris. L’espoir irrationnel que la situation soit différente de ce qu’elle est.

Ensuite sont venues les larmes. La douleur. Les idées pas claires.

Puis l’action.

Ont suivis plusieurs jours qui s’enchaînent hors du temps, comme suspendus. Il y a eu l’organisation des obsèques, de la cérémonie, l’information des proches, des moins proches. Les coups de fils passés, ceux reçus. Les visites des amis, de la famille, de personnes que je ne connaissais pas vraiment aussi. Les hauts, les bas, les larmes, les sourires aussi et les souvenirs qui nous reviennent en mémoire. Il y a eu beaucoup de gens à prévenir, à côtoyer, de questions, d’explications à donner. Alors que je n’en avais pas moi-même.

Tout s’est déroulé très vite. Puis tout est retombé, la pression, le rythme. Il y a eu ce retour à la « normale », la reprise du quotidien, la tentative de raccrocher en route le train de ma vie duquel j’étais tombée quelques temps.

SEPTEMBRE

J’ai surmonté, j’ai traversé l’épreuve. Avec mes proches. Ma mère, mes sœurs, mes cousins, mes oncles et tantes, mes amis et amies, et mes collègues également. Ils ont été là. Tous. Pleins d’attentions, de marques d’affection. Qu’est-ce que ça fait du bien d’être bien entourée ! Je fus même surprise de ceux qui m’ont tant soutenue alors qu’ils n’étaient pas tellement proches de moi. Quelle chance ! Ils ont tous été supers.

Pourtant ça ne va pas mieux. C’est toujours difficile. Après six mois, je pleure encore beaucoup, souvent, tout le temps. Je reste enfermée pendant des heures, assise par terre, j’écoute The Cure et le Jupiter Crash de mon adolescence et je pleure. Tout ce temps qui est passé et maintenant je n’ai plus ma famille complète, unie, heureuse. Les souvenirs sont autant de petites lames affûtées qui vous blessent à chaque fois qu’ils apparaissent à votre conscience.

Je m’interroge sur ce qu’il s’est passé. Je n’arrive pas à admettre son choix terrible, tellement injuste et définitif. Bizarrement le suicide chez les autres semble inacceptable et à l’inverse quand on réfléchit à la fin de vie que l’on souhaiterait pour soi-même c’est tout de suite plus évident : on ne veut pas subir, on veut pouvoir choisir, pouvoir maîtriser, jusqu’au bout. Alors pourquoi est-ce que je ne parviens pas à accepter tout simplement ? On me dit qu’il faut du temps alors je tente de penser à autre chose et j’attends que temps s’écoule. Mais inexorablement mes pensées reviennent vers lui et cet horrible mois de mars.

Je repense à ces journées terribles, qui ont suivi l’annonce de sa mort. Je me souviens d’avoir été en mode zombie, anesthésiée de toutes sensations, le cerveau qui fonctionne en permanence mais dont il ne ressort rien. Heureusement que j’ai été très peu seule à cette période. Heureusement que mes proches, mes piliers, mes soutiens étaient là.

Bon, il est vrai qu’ils n’ont pas tous été aussi prévenants les uns que les autres. Il y a ceux qui retournent très vite à leur quotidien et dont on n’entend rapidement plus parler… 

Et puis, à la réflexion, non, ils ne m’ont pas tous soutenue. Certains ont même été particulièrement absents. Ils m’ont laissé le souvenir d’un silence assourdissant.

Ceux dont on attend des nouvelles. Ceux sur qui j’étais certaine de pouvoir compter.

Et puis, une semaine s’est écoulée. Ils n’ont sûrement pas pu se libérer pour venir aux obsèques.

Et puis, une autre semaine est passée. Ils n’ont certainement pas trouvé les mots pour m’envoyer un message.

Et puis un mois, deux mois plus tard : ils n’osent pas appeler, ils ne savent pas quoi dire !

A force de leur trouver des excuses, d’entendre d’autres trouver des raisons à leurs silences, je ne sais même plus si j’avais des proches autour de moi. Les absents ont pris toute la place. Ils brillent, rayonnent, irradient par leurs silences.

Les salauds ! Quels égoïstes ! Moi j’aurais été là pour eux s’ils avaient été dans mon cas !

Il y a cette tante, Françoise, pour qui j’ai tant fait quand elle a eu ses problèmes il y quatre ans. Son mari était malade, ils ont eu des problèmes de couple, elle ne s’en sortait pas toute seule. J’étais là pour elle, moi. Je l’ai soutenue, je suis souvent allée la voir, l’aider, la consoler. Et maintenant que j’ai besoin à mon tour de soutien, de réconfort, elle ne m’a pas envoyé le moindre message. Elle ne m’a pas téléphoné une seule fois !

Et puis il y a aussi cette amie, Claire-Anne, mon amie d’enfance, mon amie depuis toujours. Certes, depuis son mariage elle vit loin, elle n’est plus disponible, elle a sa vie, ses enfants, son job. C’est une working girl très active, elle n’a plus le temps pour quoi que ce soit. Mais là j’avais besoin d’elle, moi. J’ai toujours été là pour elle depuis notre enfance. Et maintenant que j’en aurais eu besoin : pas d’appel, pas de message, silence, rien !

Il y a aussi Jacques, mon ami. Celui que j’ai tant soutenu quand il s’est fait plaquer l’an dernier. On s’est connus à la fac Jacques et moi. On était inséparables, des compagnons de bringues, toujours partants pour écumer toutes les soirées étudiantes. L’an dernier je l’ai accueilli chez moi, consolé, logé le temps qu’il se remette de sa rupture. Ensuite je l’ai sorti pour lui changer les idées, je l’ai présenté à mes amies célibataires. J’ai tout fait pour l’aider à aller mieux, à relever la tête, s’en remettre et passer à autre chose. Et maintenant il se permet de m’ignorer, quand à mon tour j’aurais besoin de soutien !

S’ils avaient été dans mon cas, jamais je ne me serais permise de ne pas les soutenir. C’est une question de principe ! Ils n’ont vraiment aucune éducation !

C’est ça ! C’est de l’éducation qu’il leur manque ! Il faut les éduquer ces gens-là …

OCTOBRE

Le corps de Gérard, le mari de Françoise, a été retrouvé sans vie la semaine dernière. Apparemment, il aurait fait une mauvaise chute. Avec tous ses problèmes de santé depuis plusieurs années, il n’était pas au mieux de sa forme. Il aurait dû faire attention avant de tenter de monter sur une échelle bancale pour aller ramasser ses fruits. Quel inconscient !
Et maintenant cette pauvre Françoise affronte le deuil, à son tour. Elle m’a fait de la peine quand je l’ai vue, elle avait beaucoup pleuré. Elle me renvoie un peu ma propre image d’il y a quelques mois. Et ce n’est pas beau à voir.

J’ai été catastrophée à l’annonce de la mort de Gérard, j’ai l’impression que le décès de mon père est encore là, trop frais, trop récent dans ma tête pour pouvoir affronter un nouveau deuil. Il faut prendre du recul qu’ils disent. Il est vrai que Gérard n’était que mon oncle par alliance mais tout de même, c’est difficile. Il y a trop de souvenirs qui se ravivent.

Quand j’essaie d’en prendre, du recul, je suis plutôt fière de moi. J’ai tout bien fait comme il faut. J’ai appelé Françoise le deuxième jour. J’ai écouté ses pleurs, ses jérémiades. Je lui ai dit à quel point j’étais choquée et peinée pour elle.

Et aujourd’hui il y a eu les obsèques. Je me suis préparée tôt ce matin. J’ai mis ma robe noire, celle qui fait triste, de circonstance. Je ne me suis pas maquillée, je suis restée digne malgré les circonstances.

Dans la voiture j’ai mis Rage Against The Machine à fond, j’ai tenté de me changer les idées pour ne pas trop penser à la cérémonie où je me rendais, à ce qui allait se passer. J’ai chanté pendant le trajet, j’ai hurlé même. Ça m’a fait du bien, un bon défouloir.

Il y a eu la cérémonie. J’ai un peu pleuré, gardé l’air grave, une attitude exemplaire ! J’avais réfléchi à l’avance pour mettre un mot adéquat dans le registre des condoléances.

Finalement, ça s’est assez bien passé. J’ai surmonté ça beaucoup plus facilement que je ne le craignais au départ. J’ai l’impression de jouer un rôle, que ce n’est pas ma vie qui est en train de se dérouler au travers de mes yeux. Tout ça est trop surréaliste, je survole les événements auxquels je participe.

La semaine suivante j’ai envoyé une carte de condoléances à Françoise pour lui faire savoir une fois encore à quel point j’étais peinée et pour lui expliquer que je comptais la soutenir dans cette épreuve.

Un vrai modèle ! J’ai été parfaite. Je n’allais pas me comporter comme elle l’a fait avec moi. Il paraît qu’il ne faut pas faire aux autres ce que l’on ne veut pas qu’ils nous fassent. J’ai pris acte. Mais elle ne méritait pas toute l’attention que je lui ai apportée.

La prochaine fois, elle pourra prendre exemple sur moi.

FEVRIER

Antoine, le papa de Claire-Anne a été enterré aujourd’hui.

J’ai l’impression que la mort rôde autour de moi, que ça ne va jamais s’arrêter. Après le décès de Gérard, on m’a dit que c’était la loi des séries. N’importe quoi ! Quelle loi ? Il n’y a pas de série dans le bonheur mais quand les catastrophes arrivent, c’est toujours en série ! Et ça serait normal ? Qu’est-ce que ça peut m’énerver les gens qui tentent de vous réconforter en vous racontant n’importe quoi !

Toujours est-il qu’il faut remettre ça : nouvel enterrement, nouveau deuil. J’ai l’impression que ça s’éloigne de moi tout de même, après mes proches ce n’est plus que des connaissances. Un peu plus lointaines. Pourtant ça m’affecte beaucoup quand même. C’est difficile d’affronter à nouveau cette ambiance triste où tant de souvenirs vous inondent. Je suis submergée. Je bois la tasse de tous ces deuils à la pelle. Vais-je reprendre une vie normale ?

Et aujourd’hui : quelle tristesse ! Une cérémonie très émouvante, chargée d’émotions. Il faut dire qu’Antoine, cet homme très investi dans la vie de son village était apprécié de tous. Il était en très bonne santé. Un bête accident de chasse, et une vie est brisée. Et sa famille absolument dévastée.

La cérémonie a été éprouvante pour moi. Tout ça a été bien plus difficile que pour Gérard. Antoine avait presque le même âge que mon père. Ils avaient eu des activités en commun dans le passé. Des goûts musicaux similaires aussi. Lorsqu’ils ont passé les Chordettes pendant la cérémonie en rappelant qu’il avait toujours souhaité de son vivant que l’on ne pleure pas sa mort le moment venu mais que l’on célèbre joyeusement sa mémoire, ça m’a rappelé douloureusement mon père. Il aurait lui aussi voulu une cérémonie comme celle-là. Ça aurait pu être la sienne d’ailleurs. Par contre, il aurait préféré des chansons françaises. C’est mieux quand on comprend les paroles. Je me demande si l’espace-temps ne s’est pas ouvert et s’amuse à me projeter uniquement dans des épisodes douloureux et tristes.

J’ai croisé brièvement Claire-Anne avant la cérémonie, elle a pris dix ans en deux jours ! Son visage est ravagé par le chagrin. J’ai été très attristée de la voir ainsi. Je lui ai dit toute ma compassion dans cette épreuve que je connais si bien. Elle m’a remerciée mais n’a pas trop parlé avec moi, elle était trop éprouvée, la pauvre.

Pour ce qui est de ma prestation, je suis satisfaite. Je commence à bien maîtriser mon « rôle », ce n’est pas l’entraînement qui m’a manqué ces derniers mois ! Le coup de téléphone de soutien, la présence « juste ce qu’il faut » lors de la cérémonie avec la tenue, l’apparence et l’attitude qui conviennent, le petit mot dans le registre… Une fois encore je me suis trouvée parfaitement à la hauteur.

D’ici deux semaines je lui enverrai une petite lettre. Je lui dirai qu’elle peut compter sur moi si elle en a besoin. Que je sais, oh combien, à quel point c’est difficile ! Qu’elle n’hésite pas à m’appeler, de jour comme de nuit, si elle veut parler. Que cette distance qui nous sépare ne doit pas l’empêcher de me demander de l’aide si elle en ressent le besoin.

Pourvu qu’elle n’en ressente pas trop le besoin quand même. J’ai encore besoin de souffler pour me remettre de mes propres épreuves.

Mais finalement, j’espère que par comparaison elle se rendra compte à quelle point elle a été nulle avec moi l’an dernier.

MAI

Je me suis bien fait avoir. 

Ça s’est passé si vite.

Il y a trois semaines, j’avais rendez-vous avec Jacques et sa nouvelle copine, Noémie. Il voulait prendre de mes nouvelles. Après plus d’un an, il était temps ! Il est gonflé le type quand même d’attendre aussi longtemps pour prendre des nouvelles ! Il voulait surtout me montrer sa nouvelle conquête. Savoir comment je vais, ça, il s’en fout complètement !

On s’est retrouvés dans un bar. On avait prévu de boire un coup ensemble puis d’aller manger dans un bon petit restaurant savoyard. Ce n’est plus trop la saison pour la fondue, mais bon, je n’ai rien dit, je ne vais pas commencer par critiquer les idées de Noémie avant d’avoir fait sa connaissance.

La soirée démarre calmement, on fait les présentations. Noémie est agent immobilier. Elle est jolie. Un peu pimbêche. Je m’y attendais, Jacques se trouve toujours des copines de ce genre.

On discute tranquillement, tout va bien, et là, brusquement,Noémie nous a fait un malaise. Panique dans le bar, ils appellent les pompiers. Jacques et Noémie ont fini à l’hôpital, elle n’arrivait plus à respirer.

Et puis ils l’ont soignée. Ils ont trouvé ce qu’elle avait et l’ont soignée.

Ensuite les flics sont venus chez moi. Juste quand j’allais appeler Jacques pour savoir s’ils avaient trouvé ce qu’avait Noémie et si elle allait mieux.

Ils m’ont accusée de tentative de meurtre. Ils n’ont rien écouté de ce que je leur racontais. Ils m’ont enfermée.

Puis ils ont ressorti les dossiers de Gérard et d’Antoine. Les accidents sont devenus des meurtres sous prétexte que j’étais dans le coin à chaque fois. 

Normal d’être proche de ses proches ! C’est la meilleure ! On me reproche de prendre des nouvelles des gens de mon entourage !

Et puis, une échelle qui bascule, une balle perdue pendant une battue de chasse, ce sont des choses qui arrivent !

Moi qui voulais apporter mon soutien à ces salauds qui ne le méritaient pas !

Je n’en reviens pas. J’ai beau tourner et retourner toute l’histoire dans ma tête, je ne comprends pas comment j’ai pu me retrouver là. Bon, je m’accroche au mince espoir que le procès me disculpe. De toute façon, ils n’ont aucune preuve. Ils ne peuvent rien prouver ! Il n’y a rien à prouver. Ce n’étaient que des accidents !

DECEMBRE

Mon procès a été vite expédié. J’ai pris vingt-cinq ans.

J’ai été imprudente, j’avais conservé chez moi une dose du poison de Noémie. De toute façon, il n’était pas bien dosé. L’automne précédent, lorsque j’avais ramassé de la belladone et quelques autres plantes que je savais toxiques au cours d’une promenade, j’avais trouvé que c’était une bonne idée de tenter une fabrication artisanale de poison. Au cas où. Mais bon, je n’en avais finalement pas d’utilité, je l’avais donc congelé, des fois que j’en aie besoin, plus tard, peut-être.

J’ai vraiment des idées pourries par moment. Quelle conne ! De toute façon, c’est trop tard. Ils n’ont pas voulu me croire lorsque je leur ai dit que ça n’avait rien à voir avec ce qui était arrivé à Noémie. Elle a été empoisonnée avec de la belladone à une saison où il n’en pousse pas. Je suis vraiment naïve. C’était joué d’avance qu’ils ne me croiraient pas.

Pour Gérard par contre, c’est incroyable ! Ils m’ont accusée de l’avoir tué en le faisant tomber de son arbre ! N’importe quoi ! Je n’ai vraiment rien eu à faire. Le pauvre homme tremblait comme une feuille, son échelle était quelque peu bancale. Elle a simplement complètement basculé alors que je voulais aider le vieil homme à descendre de son arbre. A moins que je l’aie même complètement imaginé. Parce qu’il me semble que je me tenais trop loin pour faire quoique ce soit… Ah ils m’ont complètement retourné la tête en me demandant de raconter la même histoire deux cent fois ! Je sais très bien que je n’ai rien fait !

Concernant Antoine il est vrai que j’étais la coupable idéale. Ils n’ont jamais retrouvé le chasseur qui a tiré sur lui. Et je me trouvais dans les parages ce jour-là. Un simple concours de circonstances et me voilà accusée d’un meurtre. Franchement, tout le monde sait que je n’ai jamais eu d’arme à feu ! Certes, mon père en avait et personne ne sait où elles se trouvent depuis son décès. Mais je ne le sais pas plus qu’eux ! Et les gendarmes ne les ont pas retrouvées chez moi, surtout pas celle qui a servi à tuer Antoine. Et voilà, on m’accuse faute d’avoir trouvé le vrai coupable ! Quand je pense qu’ils n’ont aucune preuve contre moi, rien ! Mais qu’est-ce que je fais là ? Pourquoi suis-je emprisonnée ? Je n’ai rien fait !!!

Depuis qu’ils m’ont enfermée ici je ne vois pas grand monde. Ma routine se limite aux promenades et à mes lectures.

Je vois mon psychiatre, de temps en temps. J’ai obligation de me soigner alors je vais le voir. Mes petites consultations me permettent de discuter un peu et d’avoir des médicaments qui shootent pas mal, ça passe le temps. Il est sympa le psy. Il s’appelle Daniel. Il s’intéresse à mon passé, aux relations que j’ai pu avoir avec mon père, mes amis, ma famille. Je lui ai raconté à quel point j’avais été bien entourée lors du décès de mon père, tous ces amis qui se sont pressés pour me soutenir. Il m’a demandé leurs noms, qui ils étaient, ce qu’ils faisaient dans leurs vies. Il m’a vraiment posé beaucoup de questions sur eux. C’est étrange qu’il s’intéresse autant à toutes ces personnes, et ne me pose pas tant de questions que ça sur moi.

La semaine dernière, il m’a dit qu’il doutait que ces personnes existent réellement, qu’il ne retrouvait pas la trace des amis dont je lui avais parlé. Selon lui, beaucoup m’ont tourné le dos depuis de nombreuses années et le peu de proches qui me restaient je les avais tués !

Il est complètement cinglé lui aussi ! Puisque je lui ai dit que j’étais innocente ! Et depuis quand mes amis n’existent pas ? Je suis quand même la mieux placée pour savoir ce qui se passe dans ma vie ! Surtout que des amis, j’en ai plein ! Qu’il n’ait pas retrouvé la trace de Johan, Xavier, Christine et Sandrine, ça ne m’étonne pas ! Et mes amis d’enfance, Christelle, Karine et Jérôme ? Ceux de la fac, Didier et Stéphanie et les autres ? Mes cousins, le petit Jean, Fabrice et sa femme Sonia ? Mes collègues de travail, ils n’existent pas peut-être ?  Il n’est pas enquêteur, il est psy ! Mais non, Monsieur Daniel sait mieux que moi qui fait partie de mes proches, qui je côtoie dans ma vie, qui existe et qui n’existe pas ! Menteur !

En même temps, ça ne m’étonne pas, on ne peut pas faire confiance à un psychiatre. Ils sont dérangés ces gens-là. Étant donné qu’ils ne côtoient que des fous quand ils font des consultations en prison, ils ne peuvent pas rester sains d’esprit bien longtemps !

D’ailleurs il faudra que je me méfie quand j’irai en consultation. Si la folie des autres est contagieuse et qu’elle l’a contaminé, je devrai faire bien attention afin de ne pas être contaminée à mon tour …

Pour le reste de ma vie en prison, heureusement qu’il y a une bibliothèque. Je pense que j’aurai rapidement lu tout ce qui m’y intéresse. Il n’y a pas un choix fabuleux : quelques romans mais rien de récent, des classiques ennuyeux à mourir, des revues sur des sujets dont je me fous complètement. A la limite, si je veux reprendre mes études, il restera toujours les ouvrages de droit lorsque j’aurai épuisé les autres possibilités !

Par contre, pour ce qui concerne les visites : rien !

Quand je fredonne The Police pour me passer le temps et que je réalise les paroles que je chante, ça me secoue comme des gifles que je me serais infligées à moi-même… So lonely, so lonely …

Ils ne viennent pas me voir, tous ceux pour qui j’étais là, moi. Je ne vois jamais qui que ce soit au parloir, personne, jamais.

Si j’étais à leur place, si j’avais un proche emprisonné, j’irais le voir, je lui rendrais visite, je le soutiendrais. Ils ont vraiment la mémoire courte pour tout ce que j’ai fait pour eux, pour toutes les fois où je les ai soutenus.

Les salauds ! Quels égoïstes !

Attendez un peu pour voir !

Quand je sortirai, je vous apprendrai.

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Jeux à deux

Elle

J’ai froid. La douleur s’éloigne. Les petites fourmis, les picotements dans mes extrémités aussi. Tout s’éloigne. Tout s’en va. Il me reste encore ce bourdonnement dans les oreilles, un peu lointain. Mais là aussi ça s’estompe maintenant. Tout s’efface. La vie me quitte. Quel soulagement, c’est enfin terminé.

Lui

C’est la fin. Elle est en train de s’éteindre. Vite, avant que je ne puisse plus lui parler, je me penche à son oreille. J’aurais voulu avoir le temps de réfléchir à ce que j’allais lui dire mais c’est trop tard.

« Je t’aime ma jolie. Tu m’as beaucoup apporté, ne l’oublie pas. J’espère que je serai la dernière chose que tu garderas dans tes pensées. Je te garderai avec moi, vraiment. Tu ne me quitteras jamais complètement. Merci. »

***

Six mois plus tôt.

Lui

Ça y est. Je l’ai trouvée. Elle est là, dans ma rue ! Depuis que le temps que je la cherchais, je viens de la trouver et elle était juste là, dans la même rue que moi, à trois immeubles d’ici ! La femme de ma vie !!! Enfin, je crois. Reste à l’aborder et ça, ce n’est pas une mince affaire.

Elle
J’ai dû appeler Emma pour lui raconter ! J’ai croisé un type aujourd’hui à la boulangerie d’en face, trop craquant ! Ho le canon ! Il m’a mangée des yeux !!! Je savais que cette nouvelle robe allait faire des ravages. Dès qu’il fait beau, même s’il fait encore un peu froid, je ne peux pas attendre de ressortir mes petites robes d’été … et j’ai bien fait ! J’espère que je le rencontrerai à nouveau. Il faut que je trouve une excuse pour l’aborder à la prochaine occasion et ne pas louper le coche… Moi qui désespérais de rencontrer quelqu’un en m’installant dans cette ville où je ne connais personne…
Allez Steph, reprends-toi ! Tu es grande, tu peux te débrouiller seule ! Tu as l’indépendance, l’appart, le job : trouve l’amour, sois heureuse et prouve à tous ces péquenauds de ton trou perdu d’origine que tu es capable de faire ta vie seule et d’en faire quelque chose de bien ! 

J’aimerais bien qu’ils soient un peu jaloux de ma réussite, de ma situation, tous ces cons ! Si je me dégotais un mari aussi canon que le mec de ce matin, elles en seraient toutes vertes de jalousie les pétasses de Villers-Le-Duc.
Je tire un peu trop vite des plans sur la comète. Faudrait déjà commencer par croiser une nouvelle fois le bel inconnu qui me dévore des yeux… En plus la période est vraiment propice, je le sens ! C’est la fin du printemps, le cerisier de la place Saint Antoine de Padoue est en fleurs. Il commence à perdre ses fleurs d’ailleurs. J’adore cette période de l’année ! J’appelle ça la neige d’été, c’est tellement beau ! Je m’imagine bien me marier à cette saison et sortir de l’église sous une pluie de pétales de cerisier…

***

Lui
J’ai vu la jolie demoiselle à midi. Je l’ai aperçue quand je suis allé chercher mon courrier. Elle rentrait chez elle, sans doute pour manger. Elle ne doit pas travailler loin d’ici. Elle est vraiment jolie, charmante, à croquer. Du coup, j’en ai profité pour aller voir les noms, à l’entrée de son immeuble. Il n’y a qu’un seul nom qui ne soit ni un couple, ni un homme. C’est forcément elle : Stéphanie SIMON. Stéphanie. Stéphanie. Ça sonne bien, j’aime beaucoup. Je n’ai jamais rencontré de Stéphanie, intimement. Ce sera ma première. Pour peu que je trouve le courage de l’accoster et d’aller lui parler.

Elle

Je ne l’ai pas croisé depuis un moment, le bel inconnu de la boulangerie. C’est bien ma veine ! Pourquoi je n’ai pas sauté sur l’occasion pour lui parler immédiatement ? Qu’est-ce que je peux être cruche des fois ! La vie me tend des perches et je crois qu’il vaut mieux attendre un moment plus opportun ! Pffff, il a peut-être croisé une autre fille, moins timide, moins timorée, et la prochaine fois que je le rencontrerai ce sera trop tard pour moi, il ne me regardera plus jamais comme cette première fois !

Bon, allez, Steph, arrête de ressasser. Il faut se faire des connaissances maintenant. Je ne vais pas passer tout l’été à me lamenter, seule, et à ne jamais sortir ! Tiens, je vais peut-être inviter mes collègues à boire un verre un soir, le temps est tellement beau et chaud, on pourrait se retrouver sur une terrasse de café dans le quartier. Elles sont sympas ces filles…

***

Lui

Tiens, ce soir elle n’était pas seule.

Je l’ai vue entrer dans le bar à l’angle de la rue, avec d’autres filles. J’ai un bon angle de vue sur ce bar depuis mon appartement. Je me suis installé confortablement. Vont-elles aborder des hommes, rester entre filles ? Est-ce que Stéphanie est sage ? Ou au contraire est-elle fêtarde ? Va-t-elle rentrer chez elle en titubant ? Va-t-elle s’en retourner chez elle accompagnée du premier venu ?

Elle

Quelle soirée avec les filles ! Elles sont vraiment sympas mes nouvelles collègues. Virginie m’a proposé une journée shopping pour me faire découvrir les recoins de la ville que je ne connais pas encore ! C’est trop bien !!! Je suis bien contente.

Comme quoi, quand on se bouge pour faire le premier pas et rencontrer de nouvelles personnes, on ne le regrette pas ! Dommage que ce soir il n’y avait pas beaucoup de représentants de la gent masculine. Virginie m’a dit que la prochaine fois il vaudrait mieux venir dans ce bar le vendredi soir, quand les cadres de la banque d’en face vont boire un verre. Elle m’a assuré qu’il y avait des cœurs à prendre !!! Mais bon, en ce moment beaucoup d’entre eux sont en congés. Ce n’est que partie remise !

Ha quelle soirée ! Il faut que j’appelle Emma pour lui raconter…

***

Lui

Je l’ai revue ce soir. Quand elle rentrait du travail. J’ai cru croiser son regard mais elle a fait semblant de ne pas me voir. Quelle allumeuse ! Elle veut jouer l’indifférence ? D’accord, jouons ! Je préfère encore les approches construites dans la durée.

Elle est vraiment toujours aussi jolie et attirante.

Elle

J’ai revu le mec de la boulangerie. En rentrant ce soir, un mec me fixait en descendant la rue. Je n’ai pas fait attention et je suis vite rentrée chez moi. Mais il m’a laissé une impression de déjà-vu. Et en y réfléchissant c’était le mec de la boulangerie. Bizarre, il ne m’a pas du tout fait le même effet que la première fois. C’est pour ça que je ne l’avais pas reconnu.

C’est marrant, j’avais justement pensé à lui il y a peu de temps. Un soir, après avoir téléphoné à Emma pour avoir des nouvelles, je me suis brusquement souvenue de ce jour, début juin, où j’avais sauté sur le téléphone pour lui parler de l’inconnu de la boulangerie ! Et en me démaquillant ce soir je me demandais ce qui avait pu provoquer cet engouement. J’en ai croisé plein d’autres, des beaux mecs, depuis le début de l’été. Pourquoi celui-là me reste-t-il en tête différemment ? C’était peut-être l’effet du début de l’été. Maintenant que la rentrée arrive, l’ambiance morose revient : boulot-boulot et moins de sorties. Heureusement que Virginie est toujours tentée de faire des trucs, sinon je m’encroûterais dans cet appartement ! C’est quand même bizarre que j’ai eu autant de mal à reconnaître le type de la boulangerie tout à l’heure…

Bof, pas grave. J’essaierai d’être plus attentive la prochaine fois. De toute façon ce n’est pas les célibataires qui manquent dans cette ville ! Vivement la semaine prochaine, on sort au bar avec Virginie, et j’espère bien faire des rencontres !!! Je ne vais pas rester seule toute ma vie quand même !

***

Lui

Et la voilà à nouveau dans le bar de l’angle. Avec sa copine. Toutes les deux en mode allumeuses, là, il n’y a plus de doute.

Je suis sûr qu’elle fait ça pour me faire payer de ne pas l’avoir abordée.

Elle doit penser « t’as pas eu les couilles de venir me draguer ? Et ben tu vas voir ce qu’il se passe avec ceux qui en ont ! Et tu vas être aux premières loges ! ».

Alors voilà. Elle est là et elle drague ouvertement ces connards en costume juste sous mes fenêtres !

Je suis dégoûté. Elle me provoque ! 

Je devrais passer à autre chose mais elle est si belle, si pétillante, si craquante, et je la vois si souvent passer devant mes fenêtres. Comment ne pas penser à elle ?

Je vais quand même surveiller la rue jusqu’à ce qu’elle rentre chez elle, histoire d’être sûr qu’il ne lui arrive rien.

Elle

Drôle de soirée. J’ai rencontré un gentleman, il s’appelle Jean-Marc. Il est trop beau !!! Et il est trader, rien que ça ! J’ai direct appelé Emma pour lui raconter en rentrant. 

Parce que le bémol,  c’est qu’il m’a raccompagnée chez moi mais il n’est pas resté.

Dès qu’on s’est retrouvés dans la rue, il a semblé bizarre. Il regardait derrière lui, il avait l’air inquiet. Et sitôt en bas de chez moi il m’a remerciée, embrassée rapidement et il a filé.

J’espère qu’il ne m’a pas menti et qu’il n’est pas marié ! Je vois d’ici l’embrouille avec le mec qui a peur de se faire surprendre par sa femme… Et moi je veux une relation respectable !!!

Bon, je m’égare. Il était peut être préoccupé par autre chose. Et le temps n’était pas propice à discuter des heures sous le porche de l’immeuble ! La prochaine fois, j’essaierai d’être plus attentive pour voir s’il a la marque d’une alliance ou si des signes de présence féminine se cacheraient dans son attitude ou son look. Les mecs mariés ne s’habillent pas comme les célibataires. Je surveillerai mieux ça la prochaine fois.

On verra bien. Il doit me rappeler demain pour qu’on se fasse un restaurant la semaine prochaine. Vivement demain !

***

Lui

Elle est à nouveau sage.

Cette semaine elle est rentrée chez elle à l’heure, tous les jours après le travail. Et seule.

Elle est de nouveau disponible pour moi, ma belle Stéphanie adorée.

Elle

Il ne m’a jamais rappelée. 

J’étais tellement désespérée que j’ai demandé à Virginie de se renseigner. Pourtant je ne préfère pas passer pour la nana qui veut un mec à tout prix et qui se raccroche désespérément au premier connard qu’elle croise. Il ne te rappelle pas : oublie-le ! Suivant !
Mais c’est dur de se tenir à ses propres règles de vie. Je sais, je passe mon temps à faire des exceptions, mais avec Jean-Marc ça aurait pu le faire !

Virginie a demandé à son nouveau mec, qui travaille avec Jean-Marc. En fait, il s’est fait agresser en rentrant de la soirée, il a passé quatre jours à l’hôpital. Me revoir n’est pas à l’ordre du jour !

Je ne vois pas le rapport avec moi, je n’y suis pour rien. Quelle poisse avec les mecs ! Je vais finir vieille fille si ça continue…

***

Lui

Cette semaine elle a eu de la visite. Une fille que je n’avais jamais vue. Une fille de la campagne, c’est certain ! Elle avait l’air complètement perdue. Elle était touchante, elle aurait presque pu être à mon goût. Mais les femmes des autres ne m’intéressent pas.

Elle

Emma est venue me rendre visite ! Qu’est-ce que ça m’a fait plaisir !

Ses projets de mariage sont repoussés, ils attendent d’abord l’arrivée de bébé. Elle ne peut plus le cacher maintenant, avec son énorme ventre !

Elle a de la chance quand même : un gentil futur mari, une maison fraîchement construite, et bientôt une famille… Non, je n’ai pas le droit d’être jalouse ! C’est moi qui n’ai pas voulu de cette vie-là, de finir mère au foyer, sans carrière, sans autonomie, et complètement dépendante de son mari. Soumise à son bon vouloir !

Emma me dit que j’exagère mais je sais bien que j’ai raison. Si tu ne gagnes pas ta vie, le jour où il te quitte tu n’as plus rien, tu n’es plus rien !

Ici j’ai toutes mes chances pour me trouver quelqu’un de bien mais aussi de me faire une place, une vie à moi ! Indépendante, autonome, libre, vivante !

***

Lui

J’ai pris mes nouvelles habitudes. Toutes les fins d’après-midi, je vais lire mon journal au bar du coin. Je m’installe à la table de l’angle et j’attends. Fini la terrasse maintenant, mais à l’intérieur, derrière la grande vitrine, je suis super bien installé. J’attends de voir mon rayon de soleil de la journée rentrer chez elle. Stéphanie. Stéphanie adorée. Stéphanie à croquer.

Tous les jours tu rentres chez toi, bien à l’heure, bien en chair. Et tous les jours j’imagine ce que je pourrais te faire, comment je pourrais t’aimer.

J’aime bien fantasmer sur toi sans que tu le saches. C’est ma façon de prendre mon temps. Quand je t’aurai abordée ce sera fini. Il n’y aura plus ce plaisir à t’imaginer, à inventer les réactions que tu pourrais avoir, à deviner le goût de ta peau, l’odeur de tes chairs, le son de tes cris, de tes soupirs. Non, il n’y aura que le réel avec le risque d’être déçu et de ne plus pouvoir rejouer la scène.

Alors pour le moment je profite de toi à distance. Et mon imagination débordante m’apporte déjà beaucoup de scénarios forts en émotions.

Elle

Je l’ai encore vu. Toujours là à m’espionner. S’il croit être discret c’est loupé. Je sais qu’il me regarde depuis le bar du coin. Je n’y mets plus les pieds à cause de lui, pour ne pas le croiser. Il est trop bizarre ce mec, finalement. Ce n’est pas normal ! Si je lui plais, il me parle. Si je ne lui plais pas, il m’ignore. C’est sûrement un débile doublé d’un asocial, ce n’est pas possible d’être tordu à ce point ! Faut qu’il me lâche les baskets parce que je ne vais pas supporter ça longtemps !
Avec ce vent et cette pluie je suis énervée pour un rien, je n’ai pas besoin en plus d’un tordu qui me reluque à chaque fois que je mets un pied dehors !

***

Lui

Elle a bien failli tout gâcher !

Elle est venue me voir et me parler ! Comme ça, directement !

C’était tellement inattendu, je ne m’y étais pas préparé, et je n’ai pas su quoi lui répondre !

Quel con !

Enfin, tant pis pour moi. Je l’ai bien cherché. Je n’étais pas malin de me coller à la vitrine du bar tous les jours juste pour la voir passer. Je te pardonne jolie Stéphanie. J’ai dû te faire peur, à te dévorer des yeux à chaque fois que tu rentrais chez toi. Notre belle rencontre aura bien lieu, elle n’est que partie remise …

Elle

C’est bien ce que je pensais. C’est un débile. 

Je suis entrée dans le bar avant qu’il n’ait commencé à me suivre des yeux. Il ne m’avait pas vu arriver dans ma grande parka noire et plaquée derrière mon grand parapluie.

Ah ! Il ne s’y attendait pas à ce coup-là !

Je lui ai dit direct que j’avais remarqué qu’il m’espionnait tous les jours et qu’il avait intérêt à arrêter ça tout de suite ou je portais plainte pour harcèlement !

Il est resté scotché, le con !

Il a juste bafouillé « oui mademoiselle, excusez-moi de vous avoir importuné ».

Pfff l’abruti, s’il croit que ça m’intéresse les pauvres types qui parlent comme au siècle dernier !

Et tout cas, je pense que j’en suis débarrassée. Bien joué ma petite Steph !

***

Lui

Le temps est compté. Maintenant il faut que je me prépare et que j’aborde la jolie Stéphanie avant que l’oiseau ne s’envole. Elle n’est plus la jeune fille peu sûre d’elle des premiers temps. Elle devient une femme qui s’assume, elle s’éloigne un peu de mon fantasme. C’est donc maintenant ou jamais.

Elle

Je l’ai encore vu. 

Bon il rentrait sûrement chez lui, il n’habite pas loin. Mais son regard me fait peur. Il est vraiment taré ce type ! Il faut que je déménage, que je m’éloigne de cette rue et de ce tordu ! Il commence à vraiment me faire peur.

On ne va pas me faire croire que c’est le hasard que de croiser sans arrêt ce type alors qu’on ne passe plus du tout de temps dehors avec le temps qu’il fait !

Je me monte peut-être la tête pour rien, ça doit être à cause de toutes les décorations d’Halloween qu’il y a partout, je me fais des films.

Mais bon, ce ne serait pas une si mauvaise idée de déménager. Maintenant que je connais mieux la ville, je pense que ce quartier n’est pas forcément le mieux pour moi. Et ce n’est pas ici que j’aurai le plus de chances de rencontrer un bon parti.

***

Lui

Ça y est. Je suis allée la chercher. Je l’ai emmenée avec moi pour notre escapade d’amoureux.

Elle est vraiment parfaite, telle que je l’avais imaginée.

Bon, je pense qu’elle n’apprécie pas le cadre à sa juste valeur. Mais je ne peux pas lui en vouloir, elle qui a quitté sa campagne qu’elle jugeait pourrie. Mais moi je préfère ce cadre rural à notre ville puante et bruyante. Ici tout est calme, reposant. Et on n’est pas dérangés.

***

Lui

Le premier soir elle a été plus bruyante que je ne l’imaginais. Quelle voix !!!

Mais tout était parfait !

Sa peau, son odeur, son goût, tout était comme je l’avais imaginé. Peut-être même mieux ! Elle a une fougue inimaginable ! Et des yeux de biche, de superbes yeux, maintenant que j’ai pu les voir de près. De grands yeux humides, suppliants, tellement expressifs ! Tu es magnifique Stéphanie !

Comme quoi ça valait vraiment le coup d’attendre, j’ai bien pris mon pied, plus que si je m’étais approprié la petite Stéphanie plus tôt.

Je vais dormir quelques heures. Je veux être en forme pour elle demain.

Malheureusement elle perd vite en énergie, elle se fatigue. J’espère qu’elle va récupérer un peu elle aussi. Ce serait dommage que notre escapade d’amoureux s’achève trop vite.

***

Elle

Mon Dieu, qu’est-ce qu’il m’arrive ?

Je suis sortie de chez moi et il m’est tombé dessus. J’ai eu cette douleur dans le dos, je ne pouvais plus bouger. Ensuite il m’a mise dans cette voiture. J’ai paniqué, j’ai eu tellement peur que je n’arrivais plus à respirer et puis plus rien. J’ai dû m’évanouir.

J’ai peur ! J’ai mal !

Je me suis réveillée dans cette cabane pourrie.

J’ai froid. J’ai peur.

Et il parle. Il me raconte tout ce qu’il a fait pour moi, à quel point il a préparé notre rencontre. Il appelle ça une rencontre ?

J’ai peur ! Je vais mourir !

Venez m’aider ! Quelqu’un ! Au-secours ! J’ai été kidnappée par un cinglé, venez m’aider !

Il m’a menacé avec sa matraque électrique, il m’a dit de la fermer, que personne ne pouvait m’entendre ici.

Pourquoi ?

Pourquoi moi ? Pourquoi ça ? Qu’est-ce que j’ai fait pour que ça m’arrive ?

J’ai tellement mal. Je n’en peux plus.

Je vais mourir là, comme une conne, attachée et bâillonnée dans une cabane délabrée, paumée je ne sais où.

Je n’ai plus de forces. Je saigne beaucoup, je vais finir de me vider et je vais crever là. Personne ne me retrouvera jamais.

J’ai hurlé, j’ai pleuré mais personne ne m’a entendu, personne n’est venu m’aider. 

Depuis combien de temps ça dure ? J’ai si mal.

Ce cinglé m’a mordu. Puis il m’a… mangée !!! 

Je n’arrive pas à y croire. Il m’a bouffé les poignées d’amour, la peau du ventre. Et ce matin, les seins.

La douleur, horrible. La peur. Les tempes qui tapent. La douleur qui augmente encore. Puis rien. Je me suis évanouie.

Il a dû arrêter pendant que j’étais inconsciente parce que j’étais dans le même état au réveil.

Il avait mis des bandages sur mes flancs. Il veut sûrement me garder en vie le plus longtemps possible. J’espère que je vais crever vite maintenant. Ça lui enlèvera ça, au moins, comme plaisir.

Par la fenêtre crasseuse je peux voir des arbres, comme morts, sans feuilles. Sans vie, comme moi bientôt. Quand il a ouvert la porte j’ai vu un étang gelé. Le ciel est blanc, il fait si froid. Il va neiger, je le sens.

Salaud !

Moi qui rêvais de quitter ma campagne, tu m’as emmenée dans cette propriété déserte, au milieu de nulle part, pour que je crève chez les péquenauds ? Moi qui rêvais d’une belle rencontre sous un cerisier, en été, tu vas me laisser mourir près d’une mare puante, en plein hiver, sous des arbres morts ? Oh merde, il va me mettre dans cette foutue mare ! Personne ne me retrouvera jamais !

Je suis épuisée. J’ai mal, tellement mal. J’ai froid. Mais heureusement que j’ai froid, ça m’endort finalement. Je suis de plus en plus engourdie. Je ne sens plus mes pieds. Ni mes doigts. Est-ce que je les ai encore ?

La fin approche. Je n’arrive plus à rester éveillée ni concentrée. Je ne comprends plus ce qu’il me dit.

Après la douleur et la peur, le froid.

Avec le froid, la résignation.

Après la résignation, l’abandon.

La vie me quitte, je sens que c’est fini. C’est déjà une bonne chose : la douleur et la peur s’en iront avec moi. 

Je l’ai rencontré sous une neige d’été, j’aurais dû me méfier, ce n’est pas la « vraie » neige, ce n’est qu’une apparence. Tout va s’achever avec cette neige d’hiver, là, il n’y a plus de faux-semblants. Mais c’est dommage de voir ce qu’il est maintenant. C’est trop tard.

***

Lui

Après la traque, la capture.

Avec la capture, son regard de terreur.

Puis la haine, la tentative de fuite, toute l’énergie déployée pour survivre.

Ensuite la résignation et cette lueur qui s’éteint, lentement, progressivement, dans son œil.

Que c’est beau !

Tu m’as tant apporté Stéphanie ! Merci.

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Construire sa vie : une famille support v/s des liens familiaux nocifs

Les relations familiales ne sont pas toujours heureuses comme ce que les clichés sociaux aimeraient faire penser. Elles sont parfois toxiques. Comment en sortir ? Comment affronter le pire : le viol, l’inceste ? Et surtout : continuer de vivre coûte que coûte.

La chute et l'envol - femme brisée

Les liens familiaux nocifs : des relations qu’on ne choisit pas et qu’on ne peut pas couper facilement

La famille n’est pas toujours un cadre heureux où s’épanouir. Lorsque les liens familiaux sont nocifs, notamment dans les rapports parent-enfant, la souffrance est plus vive qu’avec d’autres relations. Et dans ces situations, l’impression d’être pris au piège et de subir le jugement de la société peuvent être plus grands.

Lien maternel ou filial nocif

Le rapport parent-enfant et surtout le lien mère-enfant est idéalisé en tant que relation positive et heureuse. Et si ce lien familial était nocif ? Une mère n’est pas toujours bienveillante envers son ou ses enfants. La réciproque est vraie aussi. Mes héros de “La chute et l’envol” ont tous ce point commun d’être parties prenantes dans une histoire familiale compliquée.

Quand une relation toxique se met en place entre des personnes qui n’ont pas de lien familial, c’est déjà très compliqué. Mais quand celui-ci se développe dans un cadre maternel ou filial : comment le rompre ? Les relations entre un parent et son enfant dans lesquelles se mélangent amours et reproches, affection et ressentiment, donnent un curieux résultat. Difficile de couper les ponts, pas simple de seulement passer à autre chose, impossible d’oublier.

Rompre des liens familiaux nocifs

Les individus sont souvent définis en fonction de la famille dont ils sont originaires : le métier des grands-parents, la région d’origine. C’est une partie de nous qui est décrite quand on donne son nom de famille, lorsqu’on parle de ses parents, de ses aïeux.

Puisque notre famille c’est un peu le prolongement de notre identité, d’où on vient, qui on est, couper les ponts avec une famille nocive c’est risquer de couper avec soi même. Mes héros font le choix de partir loin mais ce n’est pas si facile que de laisser son passé (et la famille qui va avec) derrière soi. Parce que c’est une partie de soi, même si c’est la partie meurtrie, qu’on abandonne en plaquant la famille toxique.

La chute et l'envol - lien coupé - tranché

Le poids supplémentaire de la culture et de la société

La société nous fait grandir avec des clichés angéliques de la mère aimante, de l’enfant heureux au milieu des siens, de la famille bienveillante. On subit tous, plus ou moins consciemment, ces stéréotypes culturels qui sont presque une injonction à aimer ses proches et à être heureux avec eux.

Quelle double peine pour ceux qui subissent des liens familiaux toxiques ! Le jugement social vient s’ajouter aux difficultés affrontées dans sa famille. Mauvais parent. Mauvais enfant. L’échec et la responsabilité est forcément supporté par celui qui paraît en souffrir le moins. Cependant, derrière ces relations qui ne peuvent être rompues pendant des années, il y a beaucoup de temps pour développer des liens toxiques, implanter ces venins relationnels qui resteront longtemps nocifs.

Comment construire sa vie après ou avec des liens familiaux nocifs ?

Pour vivre avec un lourd passif familial, il y a plusieurs options. On peut fuir et quitter toute relation familiale nocive. Il est également possible de ne rien faire, subir et traîner son fardeau coûte que coûte. La dernière option est d’affronter la ou les relations toxiques.

Couper les ponts

Mes héroïnes envoient souvent tout balader ! Contrainte par les événements, pour TÍn. Volontairement, pour Anita ou Salomé. Le point commun : un nouveau départ les attend après avoir laissé derrière elles une situation compliquée. Dans “La chute et l’envol”, Anita part à des milliers de kilomètres pour tenter d’oublier ses liens familiaux nocifs.

Le nouveau départ donne du souffle, une forme de renaissance à mes héroïnes. Pourtant, quand le passé fait souffrir, ce n’est pas la présence physique le problème… Et malheureusement, les relations tragiques laissent des traces et la mémoire s’emporte partout avec soi. Même en changeant de continent, les douleurs passées restent.

Traîner son boulet mental

L’autre option pour vivre avec des relations familiales toxiques ou leur souvenir est justement de vivre avec. Certaines de mes héroïnes traînent leur passé comme un boulet à leur pied. Notamment Amélie, dans “Amoureuse d’un connard”, tente d’aller de l’avant dans sa vie sans avoir fait le deuil de son passé. Et c’est bien trop fragile qu’elle se lance éperdument dans une liaison impossible.

Nos cerveaux ont des capacités incroyables. Comme celle de se souvenir d’éléments traumatiques avec une grande précision. Malheureusement pour mes héros de “La chute et l’envol”, sans changement dans les liens familiaux toxiques, les raisonnements, les regrets et les culpabilités restent intacts.

La chute et l'envol - chaîne - accès verrouillé - issue bloquée

Crever les abcès des liens familiaux nocifs

Pour rompre les chaînes des boulets aux pieds de mes héros, il reste la solution de l’affrontement. Faire face à ses souvenirs pour voir réellement la source de ses souffrances. Tenir tête à ses démons pour enfin pouvoir les laisser derrière soi.

Crever les abcès est la troisième solution pour sortir de liens familiaux nocifs. Cette option est difficile quand on a opté d’abord pour la fuite. Mes héros de “La chute et l’envol”, malgré des vies et des passés très différents, ont en commun d’avoir la possibilité de se retourner sur leurs situations. Et comme dans beaucoup d’histoires de vie, il est rarement trop tard pour avouer des torts, révéler une vérité ou renouer des liens.

Agression intra-familiale et paroxysme des liens familiaux nocifs

Quand on combine la thématique du viol et celle des familles toxiques, l’inceste arrive comme la thématique capable de cumuler les horreurs. Et au-delà des agressions, le silence et la mémoire viennent ajouter de la souffrance aux traumatismes.

Le viol : un sujet multi-facettes

Oui, c’est un sujet récurrent dans mes romans, le viol ou la tentative de viol. C’est peut-être l’angle le plus évident quand on parle de violence et des rapports entre les hommes et les femmes. Je l’ai déjà traité de plusieurs façons et je ne suis pas sûre que je vais m’arrêter là (spoiler : non, je ne m’arrêterai pas là !).

Elle prend la forme d’une agression pure et simple à laquelle Amélie échappe dans “Amoureuse d’un connard”. C’est l’évocation d’un trafic d’enfants dans “Salomé”. Dans “La chute et l’envol”, il est abordé via l’inceste ou le viol dans un contexte politico-terroriste. Dans tous les cas, les circonstances varient mais les victimes sont toujours bafouées. Elles obtiennent rarement justice.

Inceste

On touche du doigt le pire quand on combine les deux sujets précédents : viol et lien familial nocif. Aborder le sujet de l’inceste c’est à la fois évoquer la violence envers les femmes et l’appropriation de leurs corps par leurs agresseurs. Mais c’est aussi placer ces violence dans un contexte familial, là où l’on est censé être en sécurité.

Quand la famille devient l’opposé de ce qu’elle devrait être : le lieu de tous les dangers plutôt qu’un cadre idéal et protecteur. Dans “La chute et l’envol”, ces sujets sont aussi le prétexte d’évoquer la difficulté de sortir de ces situations et des souvenirs qu’elles créent. Enfin, le viol intra-familial c’est aussi la double peine pour les victimes avec le poids du silence qui peut s’installer. Quand l’omerta s’impose auprès de proches, ce n’est pas simple de libérer la parole avec des inconnus.

La chute et l'envol - femme agressée - violence - victime

La mémoire : calvaire de victime

Au-delà des agressions, j’aborde une nouvelle fois le sujet de la mémoire. Avec Anita, comme avec mes autres héros et héroïnes, c’est la perpétuation de la souffrance à travers les souvenirs des agressions (ou des autres traumatismes) que je relate. Quand un viol n’aura duré que quelques minutes, combien d’années sont réellement volées aux victimes ?

“La chute et l’envol” évoque ce sujet de l’emprisonnement mental et des douleurs consécutives à des liens familiaux nocifs. Mes personnages doivent trouver des issues à ces souvenirs provocateurs de souffrance s’ils veulent accéder à la vie dont ils rêvent. Pas simple. Mais ils ne sont plus isolés face à leurs calvaires respectifs.

L’histoire d’Anita, mais aussi celle de Salomé, permettent d’aborder les agressions, les relations toxiques, et une certaine vision de la justice. Quand si peu de viols sont condamnés, peut-on imaginer trouver une issue autrement ?

On en parle ? Si vous avez lu “La chute et l’envol”, qu’en pensez-vous ?